L'hyperempire, l'explosion informationelle et l'extension du domaine de la lutte.
Les années 80 puis 90 virent le développement du commerce mondialisé: dans les années 80, ce furent les industries lourdes qui prirent de plein fouet la concurrence des pays en voie de développement. Ensuite, avec les accords sur la libéralisation du commerce et le développement du transport aérien, la révolution des technologies de l'information permit à de grosses entreprises de fonctionner en zéro stock, voire de mettre en place de nouveaux modèles liant directement commandes à la production comme chez Dell.
Cette même révolution des technologies de l'information a permi l'essor des technologies de surveillance en particulier en Angleterre au point que certains parlent d'une véritable société de surveillance. Dans le monde de l'entreprise, la même tendance existe au travers du management sur indicateurs basé sur le système d'information de l'entreprise: time sheets, indicateurs, reporting et autres ERP font désormais partie du quotidien des salariés des grandes entreprises...
Nombre de salariés se voient donc imposer des rythmes non choisis dans leur activité professionnelle et, par ricochet, dans leur vie quotidienne. Le principal effet de la révolution des technologies est la contraction du temps. Bien sur, il y a de rééls gains de productivité avec nombre de services qui permettent réélement de se libérer du temps (qui regrettera d'avoir à se déplacer pour commander un billet de train ou faire un virement bancaire). Mais il y a aussi les cotés négatifs: augmentation de la pression au travail, temps découpé, baisse de la capacité à prendre du recul dans son travail et dans sa vie...
Ainsi, alors que la révolution des technologies de l'information aboutit à diminuer considérablement le temps de traitement et d'accomplissement de certaines taches, le temps apparait comme la ressource rare par excellence.
L'explication de ce paradoxe nous est en fait connue depuis 1948. Cette année là, Claude Shannon qui travaillait chez IBM fondait la théorie de l'information et montrait qu'il ne faut pas confondre quantité de données et quantité d'information. Pour faire simple, il y a exponentiellement plus de données que d'information... La révolution des technologies de l'information nous permet de manipuler considérablement plus de données qu'auparavant. Elle ne nous a pas pour autant appris à en extraire exponentiellement plus vite la substantifique moelle.
En fait, si la capacité des processeurs a régulièrement doublé suivant les prédictions de Moore, il n'en est pas de même du ceveau humain. Ainsi la démocratisation de l'éducation secondaire puis supérieure ont certes considérablement augmenté le niveau de connaissance des générations qui se sont succédées depuis plus d'un demi siècle mais cela n'a pas suffit. La capacité de mise en perspective des connaissances, d'extraire l'information des monceaux de données qui sont maintenant disponibles n'a pas progressé à la même vitesse au point qu'on peut parler de tendance à la "déculturation" de notre société alors que le "niveau culturel" n'a peut être jamais été aussi élevé.
Cette élévation du niveau a également eu pour conséquence une montée de la compétition entre individus alors que la qualification des emplois n'a pas suivi l'élévation de niveau d'études. Il en découle une montée du sentiment de déclassement qui renforce encore la compétition entre individus. Je me souviens encore du silence embarassé durant le débat entre deux candidats à la présidentielle en 1995 devant cette réalité brutale: nous allions former 250000 diplomés de niveau Bac+4 pour moins de 100000 emplois. Depuis, le phénomène s'est pleinement déployé et à contituné à renforcer le désenchantement de la jeunesse.
Ces évolutions créent les conditions d'un changement de paradigme quant à la place de l'individu dans les sociétés. Du citoyen s'intégrant dans des collectifs (la ville, l'entreprise) et participant à leur construction, nous passons à une notion d'individu veillant à préserver sa valeur au milieu d'un vaste marché. C'est le régne de la compétition tous azimuths prophétisé par Houellebecq dans L'extension du domaine de la lutte.
C'est aussi le commencement d'un délitement de la démocratie. Sous la double pression de la raréfaction du temps choisi et de l'explosion informationelle, le citoyen se trouve de moins en moins à même d'appréhender la complexisté du monde qui l'entoure et se laisse gagner par le sentiment qu'il est de moins en moins capable d'influencer un quelconque destin collectif au delà des murs de sa maison. Gagnés par ce que Wurman appellait l'information anxiety, les individus se replieront alors sur soi, tendant au plus de préserver tant bien que mal leur "valeur" sur le marché du travail. Ainsi, "Chacun ne se sentira plus guère responsable que de sa sphère privée, à l'exclusion de toute relation altruiste, d'attachement ou de solidarité ; le monde ne sera plus alors" souligne Attali, qu'une "juxtaposition de solitudes et de masturbations".
Alors comment désamorcer ce cercle vicieux ? Comment vivre des révolutions comme celles des technologies de l'information sans basculer pour autant dans le règne de l'individualisme et dans l'hyperempire ?
Evidemment on peut adopter une posture de refus des évolutions technologiques comme Paul Virillo ou de refus total de toute forme de "marché" comme une partie de l'extrème gauche. Mais c'est se planquer derrière une ligne Maginot... Une des pistes intéressantes, c'est d'agir à nouveau sur le temps. C'est sa raréfaction qui crée les conditions du repli sur soi. La perte de la maitrise du temps crée les conditions d'un affaiblissement des états démocratiques et donc de basculement dans ce qu'Attali appelle l'hyperempire. Voila un des thèmes sur lesquels on aimerait entendre les partis progressistes s'exprimer.... L'autre c'est évidemment l'éducation car comme le dit Wurman, "the greatest crisis facing modern civilization is going to be how to transform information into structured knowledge". Mais c'est plutot pour d'autres posts...
Au lieu de cela, nous avons l'hyperprésident qui nous annonce qu'un monde nouveau sortira de la crise et que nous devons nous y préparer en travaillant plus.
Pour en savoir plus: un papier intéressant sur l'explosion informationelle.