Sur un petit vélo... où comment l'émergence nous aura tuer.
La semaine dernière, un très bon point de vue de chercheurs danois publié dans le Monde et qui dénonce en termes clairs la course à la publication qui fait rage à l'échelle mondiale. En particulier ils mettent le doigt sur le cercle vicieux dans lequel nous sombrons collectivement:
- Il faut publier de plus en plus et de préférence dans un panier de journeaux qui a tendance à se réduire avec le temps;
- Du coup on passe de plus en plus de temps en rédaction car ces journaux ont en général des contraintes de format très strictes (25 versions pour la dernière "lettre" que j'ai écrit!);
- Comme en plus on doit passer du temps à faire du buzz autour de nos travaux (et ce dès la soumission de l'article, l'objectif étant alors qu'un max de gens soient susceptibles d'influencer positivement les referees), on a encore moins de temps pour le reste;
- Et comme pour le financement, c'est chacun pour soi, Dieu pour personne, tout ce qui n'est pas susceptible de contribuer aux succès de ses publications et de ses demande de financement passe au second plan: donc quand on reçoit un truc à référer, c'est une corvée... Et effectivement, j'observe que la qualité des rapports de referee est en chute libre depuis plusieurs années.
Bref on crée un système en apparence de plus en plus compétitif mais qui s'apparente aussi de plus en plus à un curieux mélange de casino et de réseau social... En gros, il faut être dans les A+ et dans un Labex et cette course à l'échalotte des labos conduit actuellement à un gigantesque gaspillage d'énergie et donc d'argent public, comme dénoncé par quatre Verts dans une tribune du Monde.
Un de mes collègues de l'université de Boston a un jour émis une idée intéressante pour sortir de la course aux publis: favoriser la publication d'articles longs. C'est l'exact opposé de la tendance actuelle où il vaut mieux publier trois articles courts (format "lettre") dans des journaux comme Nature que un seul article long dans un Physical Review. Pour cela, une idée serait que les journaux de lettres se mettent à fonctionner par invitation: si un travail publié dans des articles détaillés est reconnu, les éditeurs de ces journaux pourraient inviter les chercheurs à l'origine de ce travail à en publier une version synthétique en format plus court.
Une autre possibilité serait d'avoir des formes de publications analogues à ce que l'on voit en économie où des versions successives d'un article circulent dans la communauté avant la publication définitive. Cela ralentirait le rythme de publication certes mais encouragerait une construction plus collaborative de la connaissance scientifique et limiterait l'explosion informationnelle qui contamine aussi nos métiers. En particulier, les publications ainsi élaborées constitueraient de bien meilleurs points de départ pour des doctorants ou pour des collègues extérieurs au sujet traité.
Mais malheureusement, de telles idées n'ont aucune chance d'être mises en oeuvre spontanément par la communauté des physiciens en ce moment...
Comme tout le monde, nous pédalons toujours plus vite pour rester en équilibre. C'est ce qu'on appelle un comportement émergent: même si individuellement beaucoup d'acteurs sont persuadés que ce n'est pas sain, le collectif est impuissant à changer de trajectoire. Et comme tout le monde, nous finirons par nous abouser lamentablement... On pourra alors parler de comportement immergent...