Aux racines du mal...
Ce midi, discussion très intéressante avec une habituée de mon café de quartier sur le vote FN-UMP puisque, hélas, la fusion entre les deux est en train de s'opérer...
Cela va peut être vous surprendre mais je n'avais pas d'analyse claire des moteurs profonds du vote FN-UMP... Bien sur, il y a le vote FN canal historique nourri du ressentiment contre l'immigration méditerranéenne et africaine ou bien par la nostalgie du paradis perdu (rapatriés d'Algérie). Il y a enfin le vote d'attachement à des valeurs traditionnelles de l'occident chrétien sous une forme "soft", presque présentable (Boutin), ou beaucoup moins présentable (l'Oeuvre française et plus récemment le Renouveau Français)... Enfin il y a le vote nourri par la crise économique, lié au chômage et à la montée de la précarité, et qui est celui que naturellement je mettrais en avant.
Mais ce patchwork ne fait pas une théorie et surtout, il n'explique pas pourquoi autant de gens sont prêts à voter contre leurs propres intérêts... Car dans la République cadenassée des copains et des fidèles que nous propose le FN-UMP, la plupart des électeurs qui voteront pour la clique de Marine ou du petit Nicolas sont au bas de la chaine alimentaire et seront les premiers à se faire tondre, comme on l'a bien vu depuis 5 ans...
Et comme je n'ai pas l'occasion de croiser d'électeurs FN très souvent (ou alors ils se cachent bien), ca reste un peu un mystère. Jusqu'à la discussion de dimanche midi avec Rachel...
Ce qui caractérise les électeurs FN qu'elle a rencontrés, c'est la séparation entre leur "nous" et "les autres". Le "nous" c'est une image idéalisée de ce qu'ils voudraient être et qui devrait définir les français, une image qui regroupe à la fois la sphère personnelle dans ses aspects humains (la famille, les relations avec les proches, le mode de vie) et matériels (le logement etc), la sphère professionnelle, la vision du monde...
Et "les autres", c'est tout ceux qui ne se conforment pas à cette image du "nous" et qui, dans le cas des électeurs FN, suscite peur, rejet et, plus rarement, une forme de haine viscérale. Mais surtout, dans le contexte de crise qui est le notre, ce qui domine c'est la frustration: alors que "nous" on bosse comme des fous, "les autres" sont assités... Alors que "nous" on n'a droit à rien, "les autres" ont des allocations, des logements sociaux etc etc... D'où aussi la défiance envers les élites économiques, intellectuelles, et bientôt je vous parie, géographiques...
La crise économique joue là dedans un formidable role d'amplificateur: alors que durant les Trente Glorieuses et les quelques dix ou quinze ans qui ont suivi, nombre de citoyens voyaient objectivement leurs perspectives être meilleures que celles de leurs parents, voire s'améliorer spectaculairement au cours de leur vie, ce n'est plus le cas. Dit autrement, il existe bel et bien des éléments objectifs et rééls derrière le ressenti de nombre d'électeurs UMP-FN.
La "big picture", c'est que nous sommes définitivement sortis des trente glorieuses qui, rétrospectivement, apparaitront comme une anomalie historique liée à l'abondance énergétique fournie par le pétrole bon marché. Comme l'a écrit Jean-Marc Jancovici, Marine Le Pen est un enfant de notre addiction aux hydrocarbures...
Mais là aussi, cela ne suffit pas à expliquer le phénomène qui est en train de se produire... Au travers du vote FN que du vote UMP s'exprime en fait un énorme tropisme pour un pays fantasmé, une sorte de vision stéréotypée bien que très variable d'un individu à l'autre, de ce que devrait être la France. Un pays où tout serait "comme avant" et où "nous" serions protégés "des autres" défendu sans aucun recul...
Ce qui a frappé Rachel, c'est l'absence totale de structuration de la pensée et des arguments des électeurs du FN avec qui elle a pu discuter. Le plus souvent, dans les discussions qu'elle a pu avoir, c'est un patchwork d'affirmations, de faits rapportés par "quelqu'un qui connait" qui sont avancés. Jamais une source vérifiable... jamais une analyse cohérente. Les électeurs du FN expriment sans recul une "blessure aux valeurs de la république" pour reprendre un diagnostic assez proche de celui d'Emmanuel Todd que l'on trouve repris dans un article du Monde de cette semaine.
Et là, c'est déjà plus intéressant... Car s'il y a bien une chose que je retiens du temps passé sur mon blog, c'est que comprendre le monde tel qu'il est et tel qu'il évolue nécessite de passer un minimum d'énergie, de temps mais aussi et surtout d'avoir des éléments structurants et une méthode pour collecter, trier, digérer et assembler les informations. Faute de quoi, difficile de s'y retrouver: soit on se borne à quelques lucarnes télévisées très partielles, soit on se noie dans l'explosion informationelle. Et dans un cas comme dans l'autre, pas la peine d'espérer voir au travers du brouillard de la complexité du monde... Et même quand on va au delà, c'est loin d'être toujours clair: ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα...
A partir de là, les observations de Rachel ont fini par rejoindre une autre observation, faite il y a 15 ans par une copine de promo à l'ENS, qui après des études de mathématiques est parti travailler en sciences de l'éducation. Elle m'expliquait qu'un glissement insidieux était en train de se produire à l'école: on bourrait le crane des gamins de savoirs alors qu'il devenait de plus en plus fréquent qu'ils n'avaient pas les éléments structurants leur permettant d'utiliser ce qu'on leur enseignait pour se construire une vision cohérente et globale du monde... Bref, c'était il y a 15 ans et les enfants d'alors sont les électeurs d'aujourd'hui...
Pas étonnant que cela ait eu une incidence sur la manière dont se vit l'altérité dans la France d'aujourd'hui car le savoir et la manière dont nous nous l'approprions sont central dans notre relation aux autres comme elle l'a développé dans un récent ouvrage collectif...
En associant ces deux angles de vue, le phénomène que nous vivons devient alors cohérent: la montée du populisme est très probablement liée à la rencontre d'une cause économique (la crise majeure que nous traversons) et d'une cause plus "psycho-historique" (à savoir la faiblesse de notre capacité collective à appréhender le monde dans sa complexité). La combinaison des deux facteurs explique non seulement l'agrégation d'autant de gens aux motivations si diverses autour des promesses populistes mais également pourquoi cela émerge maintenant dans des pays à haut niveau de vie mais à l'histoire déjà ancienne...
C'est la conjonction des deux causes qui cause la montée des populismes: dans un contexte d'opulence, l'amplification des peurs ne s'enclancherait pas et dans une population capable d'appréhender sereinement la complexité du monde, les signes de la mutation du monde ne généreraient pas autant de frustrations, de peurs et de ressentiments: l'amplification ne se produirait pas avec un tel gain.
Comprenez bien mon propos: je n'excuse pas les électeurs frontistes pas plus que je considère que qu'ils sont stupides. Mon point n'est pas là... Ce qui ressort de ce qu'on observe aujourd'hui en France, c'est la parfaite illustration de ce que disait Victor Hugo le 10 novembre 1848 à l'assemblée nationale:
"Quel est le grand péril de la situation actuelle ? L’ignorance. L’ignorance encore plus que la misère. L’ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C’est à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales passent de l’esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau des multitudes."
Tout cela renforce ma convictions qu'à coté des impératifs liés à la préparation de la transition énergétique, l'autre grand impératif soit de consolider notre avenir par une réforme importante de l'éducation. Il est vital de mieux préparer nos enfants à affronter un monde qui sera complexe et dur pour plusieurs décénies. Nous devons pour cela changer notre logiciel pour nous détacher des valeurs matérielles et individualistes, développer notre capacité collective à appréhender la complexité et constuire nos vies de manière plus solide, sur des chemins qui ne mèneront pas à la frustration et au ressentiment. Faute de quoi, nous nous exposons à reproduire les erreurs du passé.
All this has happened before and all this will happen again...
PS: Contraitement aux apparences, les illustrations de ce post ont une relation avec le sujet de ce post et avec la campagne que nous vivons...