Quels enseignants pour le supérieur en France ?
Dans un commentaire à mon précédent post, mon collègue PK se pose la question du décrochage des enseignants chercheurs français de l'activité de recherche:
"Par contre en France il me semble que c'est beaucoup plus hétérogène. Il y a bien sûr de la recherche excellente faite par d'excellents (enseignants)-chercheurs, mais on trouve aussi souvent, même dans les grandes facs, des enseignants-chercheurs en difficulté. Manque de temps ou de moyens ? Découragement ? Voire niveau du recrutement parfois insuffisament élevé ?"
En premier lieu, je ne me livrerai pas à une comparaison internationale car il faudrait des bases statistiques précises et je ne les ai pas. En fait il y a aussi des professeurs américains qui décrochent de la recherche mais en général il s'investissent alors de manière importante dans le fonctionnement du département et dans l'enseignement ce qui fait que quand on est dans une position de chercheur invité, il est difficile de se rendre compte qu'ils sont là. En tous cas c'était mon impression à Boston...
Par contre il y a un fait objectif: en France, on demande à un enseignant chercheur de passer beaucoup plus de temps en présence des étudiants qu'aux USA. C'est à peu près le double... S'ajoute à cela dans nombre d'universités une faiblesse des services administratifs et ce temps est encore augmenté par tout un travail de secrétariat qu'il faut bien assurer.
Lors des EGR, ce qui ressortait de l'ensemble des témoignages et enquêtes qui nous ont été présentés, c'est que la denrée rare c'est le temps.
L'unversitaire français voit trop souvent son temps morcelé et ne dispose parfois plus des plages de temps longues dans lesquelles il peut se consacrer à la recherche. Or en recherche les résultats ne sont pas proportionnels au temps passé: il y a un "effet de seuil". Quand son temps est trop haché, l'universitaire peut se retrouver en dessous du seuil et c'est là que le découragement peut gagner.
C'est pour cela que la clé pour résoudre ce problème réside dans la gestion du temps. Il faut accepter que l'on ait soit un profil de chercheur enseignant qui ait une charge pédagogique plus légère que les 192h, soit un profil enseignant connecté à la recherche qui se consacre principalement aux missions pédagogiques tout en ayant une démarche de formation continue, voire qui participe à des projets de recherche mais dont il ne faudra pas attendre du tout les mêmes résultats.
Dans les faits, un certain nombre de collègues sont déjà sur ce second positionnement. Le problème c'est que dans certaines universités, ils se font payer en heures sups ce qui dépasse les 192 heures et cela, ayons le courage de le dire, n'est pas normal. En droit et gestion, c'est même pire: un certain nombre de professeurs, payés à plein temps, ne font plus de recherche mais pantouflent dans des activités de consultance auprès de cabinets d'avocats et autres officines, où ils se font de confortables compléments de revenus. On comprend pourquoi en 2009, les juristes étaient en pointe de la contestation!
Une question importante c'est de savoir combien de gens souhaiteraient au fond pouvoir passer sur ce second positionnement mais ne le font pas pour des raisons de pression sociale. Là j'avoue: je n'en ai aucune idée. Il faudrait vraiment faire une enquête pour sonder celà car c'est cela qui déterminera les marges de manoeuvre. Je suis peut être un peu idéaliste mais je me dis qu'on pourrait, par une politique incitative (promotions?), permettre à quelques centaines (milliers ?) de gens de sortir de cette situation schizophrène.
Ensuite, que faire si on veut faire bouger les curseurs significativement ? Vu les marges dont on dispose, il n'y a pas 36 solutions: il faudra jouer un peu sur tous les tableaux... Ca veut dire réfléchir à moins morceller les enseignements, et donc pousser plus les étudiants à travailler de manière autonome. Mais cela pose des difficultés dans le cycle L et là, on voit bien qu'au contraire, il faudrait renforcer l'encadrement pour accompagner les étudiants vers l'autonomie. Mais cela nécessite des moyens humains...
Mon intuition, que j'avais appuyé sur des éléments chiffrés, c'est qu'on ne fera pas l'économie d'une réflexion sur la place des enseignants non chercheurs: on a environ 32000 MCF... si on veut décharger de 40 % 80 % d'entre eux (en admettant que 20 % soient prets à se positionner sur une mission principalement pédagogique), on voit que cela représente 10000 charges MCF à trouver.
L'arithmétique est donc implacable: bien sur si un certain nombre d'enseignants chercheurs qui actuellement ne font que 192 h décident d'en faire 300, ça aidera. Mais je doute qu'il y ait assez de volontaires pour combler le besoin. En plus se pose le problème de la répartition géographique des besoins... On peut évidemment recruter des enseignants chercheurs mais il en faudrait encore plus que 10000 si on veut que ceux si soient aussi déchargés! Dans le contexte actuel, ca risque d'être très dur voire impossible à obtenir et au mieux de prendre 20 ans ce qui est trop long... et sur le fond, je ne suis pas convaincu que ca soit le mieux.
Donc il faudrait briser le tabou qu'un enseignant dans le supérieur (= après le bac) soit forcément un chercheur et raisonner plutôt sur les besoins en terme d'équipes pédagogiques associant chercheurs enseignants et enseignants... En clair on est amenés à changement de paradigme qui consiste à décliner la dualité enseignement/recherche différemment, au niveau des collectifs et non pas au niveau de chaque individu. Mon expérience des EGR c'est que la communauté scientifique avait refusé cela.
Dans la réalité, le refus n'était pas uniforme: il y avait un schisme générationnel assez net car c'est le CLOEG "Jeunes chercheurs" qui était arrivé à ces conclusions, lesquelles avaient été violemment rejetées par les "anciens", forcément plus nombreux. Ce qui est fait est fait mais je vous incite à lire la version synthétique de cette contribution Jeunes_Chercheurs qui explorait cette piste sans dogmatisme et avec beaucoup d'intelligence.
Pour que ces évolutions marchent, il faudrait évidemment renforcer la cohésion des collectifs. Ce n'est qu'en permettant le développement de séminaires au sein des départements, d'activité de formations continue comme des écoles, que l'on peut avoir des équipes pédagogiques où les membres non chercheurs restent connectés aux avancées de la recherche et où chercheurs et enseignants sont conscients des apports potentiels des uns et des autres. Cela peut aussi passer par le renforcement des sociétés savantes et le développement de publications spécialisées comme en physique l'American Journal of Physics. D'où l'importance de restaurer le collectif et de redonner aux gens du temps pour ces activités collectives.
Mais bon, j'ai comme l'impression qu'on a pris un chemin au moins orthogonal voire opposé à ces idées...
Qu'en pensez vous ?